Il y a quelques jours jâai vu passer lâinfo dâune nouvelle adaptation dâOrgueil et prĂ©jugĂ©s. Ma premiĂšre rĂ©action a Ă©tĂ© de me dire âENCORE UNEâ en levant les yeux au ciel⊠Ce qui ne vous donne pas forcĂ©ment lâimpression que je suis une grande fan de Jane Austen, mais je vous assure que si. Bon, iels ont quand mĂȘme rĂ©ussi Ă mâintriguer parce que Olivia Coleman va jouer Mrs. Bennet et je veux voir ça1.
Mon amour pour Olivia Coleman mis de cĂŽtĂ©, je sais que je ne vais pas aimer cette adaptation. Ou plutĂŽt, je sais que je ne vais pas lâaimer autant que jâaime lire les livres de Jane Austen. Pourtant, je ne suis pas quelquâun de trĂšs rigide sur les adaptations, jâai toujours aimĂ© quâelles soient des interprĂ©tations plus que des copier-coller et jâaime redĂ©couvrir une histoire sous un nouvel angleâŠ
Mais comme je vous lâavais dit quand je vous parlais des adaptations cinĂ©ma de Dracula, jâai vraiment du mal quand on passe dâune interprĂ©tation Ă complĂštement passer Ă cĂŽtĂ© du thĂšme (des thĂšmes) du bouquin. Câest comme ça que je nâai jamais trouvĂ© dâadaptation de Dracula qui me satisfasse, parce quâabsolument tout le monde veut coller une histoire romantique entre le monstre et lâhĂ©roĂŻne alors que ça nâest pas du tout prĂ©sent dans le livre et que ça sabote le personnage de Mina, lâhĂ©roĂŻne et celui de Dracula, le monstre, donc.
Chez Austen les adaptations sont souvent assez fidĂšles sur lâhistoire. Les personnages agissent plus ou moins dans les films comme dans les livres⊠Mais le problĂšme câest quâil y a un glissement de genre entre les deux mĂ©dias. La Jane Austen des films est la reine de la romance, celle des livres est la reine de la satire. Ce qui fait quand mĂȘme une sacrĂ© diffĂ©rence.
Dear Mr. Darcy
Dans les adaptations cinĂ©ma/sĂ©rie, mĂȘme les meilleures (Raisons et Sentiments dâAng Lee est ma prĂ©fĂ©rĂ©e, quoi quâen disent les afficionados des mini-sĂ©ries de la BBC), la satire est complĂštement gommĂ©e de lâhistoire. Et je peux comprendre que ce soit le cas, puisquâune grosse partie de la satire est dans la narration, et donc on peut reproduire lâhistoire totalement premier degrĂ© sans y ajouter la voix de Jane Austen et ses critiques cinglantes de la sociĂ©tĂ© de son Ă©poque.
Mais comprendre ne veut pas dire excuser2. En enlevant lâaspect satirique des oeuvres, on se retrouve avec des comĂ©dies romantiques finalement assez basiques, quoi quâintelligentes (quand mĂȘme, câest Jane). Oui il y a des personnages absurdes, de lâhumour et des rĂ©pliques rigolotes, mais on sort du film persuadé·es que Darcy est lâhomme parfait et quâElizabeth est la femme parfaite et on rĂȘve de vivre une histoire comme la leurâŠ
Et on passe complĂštement Ă cĂŽtĂ© de toutes les souffrances qui ont parsemĂ© cette histoire, Ă cause de la rigiditĂ© des normes sociales de la sociĂ©tĂ© de lâĂ©poque. Ou on voit ça comme de petits obstacles Ă surmonter⊠Alors que littĂ©ralement tous les livres de Jane Austen ont des histoires de jeunes femmes qui ont Ă©tĂ© bannies (ou risquent de lâĂȘtre) de la sociĂ©tĂ© parce quâelles avaient eu des relations avant le mariage, dâhommes qui courent les dot et agissent comme des monstres, de personnes qui abusent de leurs pouvoirs, de personnes moquĂ©es pour leurs petits moyens, et de femmes qui cherchent leurs places dans une sociĂ©tĂ© qui ne veut que les Ă©touffer.
Darcy nâest pas lâhomme parfait. Câest un homme bien, et on nous montre que câest un homme bien parce quâil sait sâexcuser et revenir sur ses prĂ©jugĂ©s, mais en attendant câest aussi un homme qui empĂȘche deux personnes amoureuses de se marier de par ses prĂ©jugĂ©s, qui juge les gens sur leurs moyens financiers/leur statut social, et qui ne finit par changer quâau contact dâElizabeth qui le secoue un peu dans tous les sens. Darcy câest le bad guy original, dâailleurs Elizabeth met un bon moment avant de tomber amoureuse de lui, parce que dans toute la premiĂšre partie de lâhistoire câest un connard qui a coĂ»tĂ© le bonheur Ă sa soeur.
Le Darcy des livres est bien plus intĂ©ressant, parce que justement il est loin dâĂȘtre parfait et que ce quâon retient de lui câest quâil choisit de devenir meilleur (ce que je trouve bien plus attirant quâun homme qui est parfait par dĂ©faut, quoi que Colonel Brandon dans Raisons et Sentiments est une exception, et câest pas juste parce que depuis que jâai vu le film je lâimagine en Alan Rickman). Mais surtout, il amĂšne toute une critique de la sociĂ©tĂ© de lâĂ©poque. Darcy nâest pas lâintĂ©rĂȘt amoureux, il est lâennemi, qui choisit de devenir lâintĂ©rĂȘt amoureux. On nâest mĂȘme pas dans un schĂ©mas romantique fictionnel amour-haine, au dĂ©but on est juste dans de lâantagonisme pur. Dâailleurs Elizabeth tombe complĂštement de sa chaise quand elle reçoit la lettre de Darcy lui avouant son amour, parce que jusque lĂ on nâĂ©tait pas du tout dans ce registre.
Austenland
Le problĂšme câest que Jane Austen Ă©tait une femme. Et donc, elle ne pouvait bien sĂ»r que faire de la littĂ©rature de femme, ce quâon appelle encore aujourdâhui de la chick/bit lit. Donc forcĂ©ment, on voit ses oeuvres pour de la romance et pas pour quoi que ce soit dâautre3. Parce que forcĂ©ment, elle centre les femmes dans ses histoires, elle parle de mariage, et elle Ă©tudie les interactions sociales de ses contemporain·es. Le tout avec un ton acide quâelle enrobe de quelques petites fleurs pour faire passer la pillule.
Encore en 2025, quand je dis que je suis fan de Jane Austen, les gens ont du mal Ă rĂ©concilier ça avec lâimage de fĂ©ministe vĂ©nĂšre que jâai. Et jâai fini par comprendre pourquoi : moi je parle de Jane Austen lâautrice et les gens comprennent Jane Austen adaptĂ©e en films. Je me souviens encore dâune discussion que jâavais eue avec une copine qui me disait grosso modo âon a toutes nos incohĂ©rencesâ quand je lui ai dit que dans mon top 5 des autrices il y avait Jane Austen. Et jâai pas du tout compris ce quâelle me disait. En plus, câĂ©tait une copine qui avait lu Jane Austen, donc jâĂ©tais dâautant plus perdueâŠ.
Et câest lĂ que jâai dĂ©couvert, grĂące Ă une autre copine dans la discussion, quâil nây a pas deux Jane Austen, mais trois. Il y a la Jane Austen des livres, la Jane Austen des livres en langue originale, et la Jane Austen traduite en français⊠Et visiblement, la version française gomme une grosse partie de la satire. Bon ben pas bravo hein.4
Si Jane Austen avait Ă©tĂ© un homme, je suis sĂ»re quâon aurait Ă©crit des kilomĂštres sur ses capacitĂ©s Ă Ă©crire une satire qui joue sur les codes de la romance et qui met en relief les problĂ©matiques sociales de son Ă©poque. Je veux dire, tout le monde le fait pour Mark Twain qui honnĂȘtement mâest complĂštement passĂ© au-dessus de la tĂȘte. Mais Jane Austen est une femme, alors on gomme toute aspĂ©ritĂ© Ă son oeuvre, on en fait une romantique, et on fait quarante adaptations trĂšs jolies et bien lĂȘchĂ©es avec des Keira Kneightley en Elizabeth Bennet (qui est pas sensĂ©e ĂȘtre particuliĂšrement jolie mais bon) et on fait des grands plans avec Darcy et sa chemise mouillĂ©e⊠Et on massacre complĂštement ce qui fait le sel des histoires de Jane Austen.
Bon par contre on voit que je vieillis, je ne connais absolument pas lâactrice principal et lâacteur principalâŠ.
Oui, oui, jâen suis lĂ , câest trĂšs sĂ©rieux enfin !
Je nâai rien contre la romance et ne considĂšre pas que câest de la sous-littĂ©rature (mĂȘme si câest un genre qui personnellement ne me parle pas en gĂ©nĂ©ral). Mais le fait est que les autrices sont toujours collĂ©es de force dans les cases âlittĂ©ratures pour femmesâ mĂȘme lorsque ce quâelles font est de la critique sociale dĂ©guisĂ©e en roman, ce qui est vu comme hyper intĂ©ressant chez tous les auteurs de lâĂ©poque qui le faisaient.
Il y a une quatriÚme Jane Austen : celle des adaptation décalées, un peu une sorte de JACU (Jane Austen Cinematic Univserse). Dedans il y a le Jane Austen BookClub, Austenland, Pride & Prejudices & Zombies⊠Et là y a des trucs marrants, quoi que souvent pas hyper tournés vers la satire (à part Pride & Prejudices & Zombies qui fait trÚs bien le taf paradoxalement !)
Merci pour cette lettre. Je lis Jane Austen en français .. mais du coup,; je suis curieuse de al lire aussi en anglais. J'ai lu Emma traduit par Clémentine Beauvais. J'ai beaucoup aimé. C'était drÎle, moderne et satirique.
Ah bah, je comprends mieux pourquoi je n'ai jamais donnĂ© une chance Ă l'autrice... J'avais dĂ©testĂ© le cĂŽtĂ© "romance" des adaptations sans chercher beaucoup plus loin đ€Ą Je ne sais pas si je la lirai un jour, mais au moins, je ne la fuirai plus !