Questionner mon utilisation d’internet est quelque chose que je fais depuis vingt ans. Il faut dire qu’à l’époque où j’ai commencé à passer des heures à échanger avec des inconnu·es sur internet, c’était une pratique peu répandue et vue comme une mise en danger, souvent jugée comme irresponsable et inintéressante. Dans ce genre de contextes, et comme j’ai tôt appris à surveiller mes comportements à risque, il est plutôt simple de comprendre pourquoi je suis régulièrement passée par des cycles de : “ est-ce que je passe trop de temps sur internet ? ” , “ est-ce que je devrais changer mon utilisation du web ? ”, “ est-ce que ça a vraiment un intérêt tout ça finalement ? ”.
Et comme je suis quelqu’un qui a besoin d’être alignée entre ce que je prêche et ce que je pratique, il m’est déjà arrivé plusieurs fois de complètement changer mes habitudes, de quitter des communautés, voire de faire table rase.
En décembre 2023 j’avais écrit un article pour les 24 jours de web qui revenait justement sur ces questionnements. J’y racontais mon histoire de 20 ans dans les communautés web, comment j’étais arrivée tardivement sur les réseaux sociaux, et comment je comptais les quitter pour plutôt (ré)investir des communautés à échelles plus humaines, autogérées, où personne n’est le produit.
C’était donc en décembre 2023, où j’annonçait quitter Twitter et n’aller sur Bluesky que pour faire une sorte de transition plus douce vers quelque chose de plus sain. On est quasiment un an et demi après et… Il est temps de faire une suite à ce premier article (que je vous recommande de lire avant celui-ci si pourquoi je veux quitter les réseaux sociaux vous intéresse).
Burning Down The House
En général, quand je dis que je vais faire quelque chose, je m’y tiens, particulièrement quand il s’agit d’une décision liée à mes valeurs, à mon éthique. Non pas que je sois quelqu’un de parfait qui fasse toujours exactement tout parfaitement en ligne avec mes valeurs, mais parce que j’ai appris à ne pas m’engager sur des choses que je ne peux pas tenir. Par exemple, dans mon contexte actuel, promettre de ne plus jamais commander quoi que ce soit sur Amazon est impossible, et même si je rêverais de pouvoir me passer ce service, je ne m’y engagerais pas parce que je sais que ce serait du vent.
En décembre 2023 quand j’ai écrit mon article j’étais sûre que c’était ce que j’allais faire. Ca faisait des mois que j’y pensais, au point où au départ je voulais quitter twitter sans aller sur bluesky. La toxicité des réseaux sociaux, le manque d’échange et cette course au “contenu” ou à la visibilité ne me convenait pas.
Et puis 2024 a commencé. Et très vite, j’ai compris que ce serait une année horrible, ça a en fait été l’une des pires de ma vie. Et sur bluesky il y avait des gens cool, qui essayaient d’instaurer de nouvelles habitudes plus saines dans leur utilisation des réseaux sociaux. Au début, on n’était pas très nombreux·ses, ça aidait. Mais surtout, on était beaucoup à avoir pas mal souffert sur twitter et à se dire “plus jamais ça”. Alors on essayait de créer des pratiques plus saines : ne pas entrer dans des débats stériles, bloquer les gens, éviter toutes les pratiques qui mènent à des harcèlements…
Et pendant quelques mois je me suis dit que finalement il y avait peut-être une façon d’utiliser les réseaux sociaux autrement…
Et puis les choses ont commencé à dégénerer. Progressivement. Des gens sont arrivés en masse, on a eu des trolls, de l’extrême droite, on a bloqué en masse et ça s’est calmé. Et puis petit à petit, l’année 2024 est devenue de pire en pire et tout le monde a semblé beaucoup plus tendu. Les gens se sont mis à s’engueuler. La première grosse crise dans laquelle je me suis retrouvée, c’était parce qu’on avait osé dire que la chanson “creep” de Radiohead était une chanson quand même pas terrible vu qu’elle représente quand même un point de vue de harceleur et présente la femme convoitée comme un objet.
Si je vous décrivais la violence des échanges qui ont suivi et comment ça a créé deux groupes dans la communauté militante française de bluesky, vous ne me croiriez pas tellement c’est absurde.
Ca a été le premier vrai red flag pour moi. Le moment où je me suis rappelée qu’à la base j’avais dit que je ne poserais pas mes valises. Le moment où je me suis demandé si je n’avais pas fait une erreur en changeant d’avis.
En quelques mois, la situation a tellement dégénéré qu’il y a un truc de ce genre par semaine, voire plusieurs. Il y a quelques semaines j’ai annoncé que je faisais une pause de bluesky, parce qu’une copine avait pris une vague de harcèlement tellement violente et injuste qu’elle avait dû tout couper et qu’honnêtement je n’avais aucune envie d’être avec les gens qui l’avaient traitée comme ça… Et dans la semaine qui a suivi il y a eu deux vagues de harcèlement du même genre.
Et les gens se battent pour absolument n’importe quel sujet, avec une violence inimaginable… Il n’y a plus de discussion. Plus de possibilité de ne pas être d’accord, mais même outre les désaccords, plus de possibilité de juste discuter d’un sujet. Et moi, si je suis dans une communauté et que je ne peux pas échanger, je ne vois pas trop ce que je fais là, encore moins si je passe mon temps à me censurer de peur de me prendre une vague d’attaques et de menaces parce que j’ai dit un truc avec lequel quelques personnes ne sont pas d’accord.
Si vous avez envie que je parle de quelque chose en particulier, vous pouvez me le demander jusqu’à la fin du mois !
We Are
(aucun rapport avec le reste mais si vous voulez prendre une douche épique, mettez cette chanson en boucle et chantez-la comme si vous étiez dans un clip, je vous assure que c’est parfait)
Le problème sur les réseaux sociaux c’est pas l’extrême droite. Je veux dire, c’est un problème, et j’ai quitté twitter quand je ne pouvais plus m’en protéger. Mais sur bluesky, les violences dont j’ai été témoin ces derniers mois, c’était entre personnes de gauche. Et c’était pas forcément sur des sujets politiques. Il aura fallu moins d’un an pour que tout le monde oublie toutes les bonnes résolutions sensées éviter les violences qu’on avait toustes subies ailleurs et pour qu’on reproduise exactement la même chose mais entre nous, ah bah oui puisqu’on avaitg bloqué tous les fachos.
Alors du coup comme on avait bloqué les fachos, on n’avait plus vraiment d’ennemi·es. Donc on commencé à se taper dessus. Vraiment trop cool, déjà les fachos nous on virés de notre réseau social et puis ensuite on a fini le travail en se tapant dessus sur celui qu’on a réinvesti. Moi je dis, bravo nous.
Et le pire c’est que j’ai vu le truc arriver. Soyons honnêtes, je disais en décembre 2023 que c’était le destin de tout réseau social. Mais j’ai voulu y croire, et quand je passais du bon temps avec les copaines à parler féminisme ou anti-fascisme et qu’on se moquait de l’extrême droite, je m’auto-persuadais qu’on était en train de réussir à faire quelque chose de différent.
Sauf que non. Parce que l’outil est toujours le même, le réseau social fonctionne toujours de la même façon, et même si bluesky est plus éthique que twitter, il y avait des violences sur twitter avant que Musk en fasse un enfer.
Et tout le monde est sur les nerfs. Ou plutôt, les gauchistes sont sur les nerfs. On est épuisé·es, et plus on est marginalisé·es plus on en peu plus parce que ça fait des années (décennies ?) qu’on fait le chant du canarie et qu’on essaie de convaincre tout le monde autour de nous que l’eau est en train de chauffer doucement mais sûrement1.
Et on en a marre toustes les queers/handi·es/personnes racisées/précaires/etc de s’en prendre plein la tronche. Et on n’a plus aucun contrôle sur rien, on est face à l’extrême droite qui veut littéralement notre mort et qui est soutenue par tous les milliardaires et qui est en fait déjà au pouvoir depuis un moment… Alors oui, forcément, on s’use. Et on se saute à la gorge, parce qu’il faut bien que notre agressivité aille quelque part. Parce qu’il faut se donner l’impression d’avoir un impact, de pouvoir gagner un combat, au point où on attaque nos adelphes pour des causes complètement injustes, on refuse toute discussion, toute erreur est définitive. Une personne considérée comme super un jour devient la pire personne du monde, on l’accuse de tous les maux, sans donner aucune preuve bien sûr, et les gens lisent ça et remercient la personne qui dégueule sa violence en mode “oh merci j’avais pas réalisé qu’elle était comme ça”. Et c’est la nouvelle narrative : cette personne est un monstre, on a brûlé notre monstre, on est satisfait·es, on s’est protégé·es (de quoi, on sait pas bien) et on a fait notre taf éthique.
On traite les adelphes comme on traite nos ennemi·es et on se congratule de le faire, après tout, ça prouve qu’on est droit·es dans nos bottes… Et pendant ce temps, l’extrême droite fait son petit bonhomme de chemin et on a l’impression de mener de supers combats alors qu’on détruit complètement notre communauté.
Il est impossible de faire communauté sur les réseaux sociaux. Je le disais déjà en 2023, je le redis aujourd’hui. Il est temps de l’admettre. Personnellement, je ne vais garder bluesky que comme un compte “professionnel”, où j’annoncerai mes articles, je parlerai des associations, de mes conférences, de mes ateliers… Mais ce ne sera plus mon compte perso. Je n’aurai plus de compte perso sur les réseaux sociaux, parce que si on ne peut pas faire communauté, on ne peut pas être une personne non plus. Je serai donc une personne dans des communautés où on peut discuter, où on peut ne pas être d’accord, où on résoud nos conflits et où la violence n’est pas tolérée.
moi les mélanges de métaphores ça me fait même pas peur
Oui, c'est vraiment dommage. Et la façon dont une rant personnelle devient le signal de déchaîner la foudre. Pas la première fois que je me retrouve à regarder tout ça sans piger.
Tu vas me manquer sur Blue, même si j'ai réduit nettement ma propre conso du réseau.