Content Warning : Comme vous pouvez l’imaginer après avoir lu le titre et le chapô1, cet article va parler de l’affaire Mazan et donc, de viol. Je n’ai aucune intention d’entrer dans les détails de ce que Gisèle Pelicot a subi, tant parce que je n’en vois pas l’intérêt, que ça n’est pas le sujet et par respect pour elle. Cependant, parler de viol n’est pas toujours simple, si vous ne vous sentez pas de lire cet article, écoutez-vous.
Ça fait des mois que je veux écrire cet article. Je l’avais déjà dans mon programme de publication avant le procès. Et je l’ai repoussé, parce que je n’étais pas sûre de comment articuler mon propos, j’avais peur de ne pas être claire sur ce que je voulais dire… Et je l’ai tellement repoussé qu’on était d’un coup au milieu du procès et j’ai préféré ne pas faire l’article. Tout le monde parlait de cette affaire, c’était une sorte d’acharnement médiatique (bien compréhensible j’imagine) auquel je n’avais pas envie de participer. Avec cette newsletter j’essaie de ne pas trop souvent coller à l’actualité. Je préfère pouvoir écrire mes articles à mon rythme, quand la réflexion a eu le temps de se construire, plutôt que publier des textes sur des sujets juste parce que “c’est le moment ou jamais !”.
Et puis j’avais envie d’attendre les verdicts avant d’écrire l’article, parce que ça me semblait être important pour mon analyse… Et puis les verdicts sont tombés…. Et j’ai continué à repousser. Pourtant j’ai quelque chose à dire sur cette histoire, une réflexion que j’ai envie de partager avec vous, qui n’est peut-être pas la plus originale, qui a sûrement été mieux écrite par d’autres, mais qui m’appartient et qui me semble être une brique importante à ce qu’on fait ici.
(Pour rappel : ce qu’on fait ici, en théorie, c’est de réfléchir aux questions éthiques, et donc à tout ce qui s’en rapproche : diversité, inclusion, enjeux d’oppressions, politique, anti-fascisme…)
J’ai repoussé parce qu’en tant que victime de viol, parler du viol est toujours compliqué. Ça n’est jamais neutre pour moi (mais est-ce que ça peut vraiment l’être ?). Ça remue toujours beaucoup de choses, et ça me replonge dans ce qui a failli détruire complètement ma vie. J’ai dans mes cartons un article que je repousse depuis le tout début de cette newsletter sur pourquoi je ne me qualifie plus de “survivante” de viol, par exemple. Je ne sais pas quand je serai prête à l’écrire. Mais aujourd’hui, je suis prête à parler de Mazan. Et de l’erreur qu’à peu près tout le monde fait quand il s’agit de cette affaire.
La victime parfaite (?)
Gisèle Pelicot est la victime de viol parfaite.
Je ne dis pas que c’est une femme parfaite pour devenir victime de viol. Il n’y a pas de profil type de victime comme, on y reviendra dans la deuxième partie, il n’y a pas de profil type de violeur. La réalité, toutes les études le montrent, c’est que tout le monde peut être victime…
Non, Gisèle Pelicot est la victime parfaite dans le sens où elle est à l’intersection d’une histoire monstrueuse avec un nombre de preuves presque grotesque, d’un profil de femme tout à fait respectable et de réactions parfaites à partir du moment où elle a endossé le “rôle” de la victime.
L’un des problèmes dans les affaires de viol est qu’on est très souvent sur du parole contre parole. Et même quand il y a des preuves tangibles, ce sont souvent des preuves sur lesquelles un·e avocat·e de la défense pourra facilement mettre un voile de doute, après tout les preuves souvent montrent qu’il y a eu une relation sexuelle, la question du consentement reste du parole contre parole. Et puis, c’est une notion floue, on a même vu des procès où les violeurs admettaient que la victime s’était “sentie” violée mais disaient ne pas avoir compris qu’ils violaient… C’est d’ailleurs l’un des arguments de plusieurs des accusés de Mazan qui osent avancer qu’ils pensaient que Gisèle Pelicot était consentante et donc ils disent, littéralement : “oui je l’ai violée mais je ne savais pas que je la violais”.
Avec l’affaire Mazan, il n’est pas question de parole contre parole. D’ailleurs Gisèle Pelicot a appris qu’elle avait été violée quand les vidéos de ses viols ont été vus après que l’ordinateur de son mari ait été saisi. Elle n’a jamais eu à prouver quoi que ce soit, c’était déjà largement documenté. Personne ne peut douter qu’elle ait été violée. C’est presque une situation unique sur ce genre d’affaires, ça lui donnait dès le départ un statut très particulier.
Je ne connais pas Gisèle Pelicot et je me garderai de faire de l’analyse sauvage sur elle, mais je pense que si elle a demandé à ce que le procès soit public, c’est parce qu’elle avait conscience qu’elle était dans une situation unique : personne ne pouvait remettre en question son statut de victime.
Bon. Bien sûr, l’avocat de la défense a quand même essayé. Il a parlé du fait qu’elle allait sur des plages nudistes, a tenté quelques égratignures de sa personnalité… Mais ça n’a pas eu de poids. Parce que comment tu peux dire qu’une mère de famille de 72 ans a mérité de part son mode de vie “impur” d’être sédatée et violée par une centaine d’hommes, le tout orchestré par son mari ? L’affaire est bien trop monstrueuse pour qu’on puisse partir sur la tactique habituelle du “elle jouait avec le feu, elle l’a bien cherché”. L’avocat aurait mieux fait de ne pas essayer2.
Gisèle Pelicot a un courage incommensurable. Je ne sais pas où elle est allée chercher la force de faire ce procès tout court, mais alors de le faire publiquement ?
Mais dès qu’il a été annoncé que le procès serait public, dès qu’on a commencé à encenser Gisèle Pelicot (à juste titre), j’ai commencé à me sentir en décalage par rapport aux discours et aux analyses qui en ressortaient. Et plus le procès a avancé, moins j’ai été à l’aise avec ce qui était dit et compris de ce procès historique.
Les monstres
“Quel courage cette femme a de faire ce procès à visage découvert !” (oui) “Ce procès va sûrement tout changer en terme de gestion des viols par la justice !” (euhhh… Pourquoi ?) “Si seulement toutes les victimes étaient aussi courageuses de Gisèle Pelicot, on n’aurait pas autant de violeurs dans les rues !” (HEIN ??)
Voilà en gros les réactions que j’ai entendues quand Gisèle Pelicot a demandé à ce que sont procès soit publique. Et très vite, on a beaucoup insisté sur sa dignité en tant que victime, sa force, sa résilience3… Et on a commencé à la comparer à d’autres victimes. Ou du moins, à comparer les autres victimes à elle, particulièrement les autres victimes qui n’ont pas sa “dignité” et celles qui carrément refusent de se laisser broyer par les rouages de la justice au nom de la protection des autres futures victimes. (Oui, c’est toujours en 2025 l’argument : si on ne porte pas plainte, alors on est complice de notre violeur4. Désolée mais vraiment non.)
Cette question de dignité me pose vraiment problème. Oui, Gisèle Pelicot a montré un visage publique très digne, c’était sûrement une façon de se protéger et c’est bien pour elle. Mais dans notre société les victimes de viol n’ont absolument rien le droit de faire. Elle doivent être détruites par les viols, autrement elles ne sont pas vraiment victimes (d’ailleurs on a déjà vu poindre des critiques de Gisèle Pelicot puisqu’il semblerait qu’elle a refait sa vie avec un nouveau compagnon et bien sûr après ce qu’elle a vécu c’est inacceptable si on suit les règles de la parfaite victime). Mais elles doivent être détruites d’une façon acceptable donc n’ont le droit à aucune des réactions normales de personnes ayant vécu un trauma : pas de troubles psy, pas de conduites à risques, pas de comportements auto-destructeurs, surtout pas d’agressivité. A la limite, on a le droit de se foutre en l’air, comme ça on est une figure tragique, mais pas si on a des enfants parce que bon là ça devient égoïste bien sûr !
Les victimes n’ont pas le droit d’aller contre ce que la société dit qu’elles devraient faire : donc elles doivent mettre toute leur énergie dans la recherche de la punition de leur violeur, mais elles doivent le faire du bon moyen : par la justice. Et si jamais elles considèrent qu’un jugement ne changerait rien, qu’elles décident de pardonner leur violeur, ou qu’elles considèrent que le plus important c’est plutôt d’aller mieux et de pas se remettre dans une situation re-traumatisante, alors là elles sont bien sûr d’horribles victimes, voire plus des victimes du tout.
Parce qu’on vous enlève votre statut de victime au moindre écart. Vous n’avez pas des souvenirs assez précis de ce qui s’est passé ? Pas une vraie victime. Vous avez des souvenirs trop précis de ce qui s’est passé ? Pas une vraie victime. Vous êtes restée dans le cercle relationnel de votre violeur après le viol ? Pas une vraie victime. Vous êtes restée en couple avec le violeur malgré les viols ? Pas une vraie victime. Vous avez des enfants avec votre violeur et voulez les en protéger ? Pas une vraie victime. Vous n’avez pas parlé tout de suite ? Pas une vraie victime.
Bien sûr, tout le monde se fout que tout ce qui est cité au-dessus fait partie des réactions tout à fait normales au trauma, ce qui est largement documenté depuis des décennies.
Et donc, voilà, le moment où les analyses sur Mazan ont commencé à me faire grincer les dents. Quand on a commencé à ériger Gisèle Pelicot en victime parfaite et qu’on a jeté sous le bus toutes les autres victimes, qui devraient juste suivre le modèle. Et le pire c’est que j’ai vu des féministes porter cette analyse, dire des choses du genre “ah si seulement toutes les victimes pouvaient trouver la même force”. Et désolée mais non, non. Parce que moi par exemple, même si je décidais de porter plainte, ça ne mènerait absolument nulle part. Parce que toutes les victimes n’ont pas une tonne de preuves qui soutiennent leurs accusations. Et que la justice n’est pas, s’il faut encore le préciser, du côté des victimes de viol.
La justice est imparfaite, pour plein de raisons. On peut citer les manques de moyens, les manques de formations, le fait que c’est une justice au main d’une certaine classe sociale, et tous les autres enjeux d’oppressions qui entre en compte… Et d’une manière générale, la plupart des gens ont une image assez claire de la justice. Personne n’est surpris quand les puissant·es ont une tape sur les doigts pour des millions détournés, par exemple. Par contre, quand il s’agit du viol, d’un coup on pourrait croire que la justice est parfaite et JUSTE et que tant qu’on dit la vérité elle sera de notre côté ! Ah ouais ? Dites ça à la copine que j’avais qui a dû verser des sous à son violeur pour le dédommager, alors qu’elle avait des textos où il admettait ce qu’il avait fait.
Le procès de Mazan ne pouvait pas se finir sur un autre verdict que coupables. C’était impossible vu toutes les preuves qu’il y avait. Pour autant, le procès a quand même entretenu des narratives qui m’ont fortement dérangée. Par exemple, une des défenses des violeurs était de dire qu’ils pensaient que Gisèle Pelicot était consentante, parce que son mari leur avait dit. Et bien sûr, c’est une stratégie. Bien sûr ils avaient très bien ce qu’ils faisaient (et bien sûr il n’y avait pas d’emprise de la part de l’ex-mari de Gisèle Pelicot, même s’ils ont été nombreux à essayer de faire passer cette version des faits.)
Mais le truc c’est que j’ai vu plein de gens réagir en disant “bah non bien sûr qu’elle n’était pas consentante, ils n’avaient pas discuté avec elle avant pour le vérifier”. Okay. Mais attendez, quoi ? Donc s’ils avaient genre parlé avec elle le matin, qu’elle avait dit “okay je consens à ce que vous veniez me pénétrer pendant que je suis inconsciente”, alors ça aurait été okay ?
On ne peut pas consentir quand n’est pas conscient·e.
Il y a quelques années, sur feu Twitter, un youtubeur/streamer (aucune idée duquel, je crois que je ne le connaissais pas avant cette histoire) s’était fait attraper la veste parce qu’il avait dit pendant un live qu’il aimait réveiller sa compagne en la pénétrant. Beaucoup de gens avaient été choqués et lui avaient dit que c’était du viol. Et son argument était “c’est un accord entre nous”. Bah oui mais non en fait. Parce que considérer que ce genre d’accord est possible, c’est considérer que le consentement ne peut pas être retiré à tout moment. Si une personne est inconsciente, elle ne peut pas dire non, elle ne peut pas dire stop, elle ne peut pas dire “je n’ai pas envie à ce moment précis finalement”. Bref, elle ne peut pas consentir.
Et je trouve que beaucoup de gens qui commentaient les viols de Mazan passaient complètement à côté de ce fait en arguant qu’il aurait fallu qu’elle consente avant d’être inconsciente pour que ce soit okay. (Bon, j’ai quand même vu beaucoup de gens souligner que le consentement quand on est inconscient·es ça n’existe pas hein, mais cet argument du “elle aurait dû donner son accord” était quand même hyper prévalent et problématique).
Et finalement, et là on touche à ce qui fait que j’ai décidé d’écrire cet article parce que je pense que c’est une erreur fondamentale et que c’est une erreur dangereuse d’interprétation : la plupart des gens n’arrêtent pas de dire que le procès Mazan va être “un tournant dans la lutte contre les viols” ou “un procès historique, avec un avant Mazan et un après Mazan”. Bref, énormément de gens, dont des gens qui luttent contre les VSS5, dont des féministes, considèrent que ce procès va tout changer.
Comme si cette affaire était une affaire hors norme qui pourrait permettre de faire un électrochoc et changer notre culture. Et oui, le procès est hors norme, mais l’affaire elle est tristement commune. Les statistiques sur le viol, sur l’inceste ne mentent pas6. Le viol est partie intégrante de notre culture. Quand on parle de la culture du viol, c’est de ça dont on parle : le viol, dans notre culture, est normal, dans le sens où c’est la norme. Et oui, on en est là. Être victime de viol est une expérience qui n’est pas hors-norme dans notre société. D’ailleurs, toute victime qui se met à parler découvre qu’elle est entourée de victimes.
De plus, Mazan est un procès de viol qui marche parfaitement avec la culture du viol : on a une victime parfaite, et une cinquantaine d’hommes monstrueux. On est dans un viol comme au cinéma, on est dans du true crime, on est très très loin de la réalité de la plupart des victimes. Donc imaginer que ce procès va permettre de faire sortir notre société du déni collectif face au viol et de mettre en place des mesures pour sortir de cette culture, c’est au mieux naïf, au pire malhonnête. Et quoi qu’il en soit c’est dangereux.
Fun fact : je découvre à 38 ans que le terme “chapô” en journalisme ne s’écrit pas “chapeau”. Il y a quelques semaines je roulais des yeux parce que je voyais un site l’écrire “chapô” et comme le design était plutôt humoristique, je croyais qu’iels avaient fait une écriture rigolote du mot et je trouvais ça un peu nul…
Et bien sûr du point de vue éthique quelle horreur qu’il ait tenté cette stratégie. Vraiment plutôt crever que faire ce genre de choses. Et bien sûr les violeurs avaient le droit à une défense, mais l’idée c’est d’avoir une défense juste, pas d’aller retraumatiser et salir les victimes juste pour essayer de faire gagner ses clients, particulièrement dans une affaire comme celle-ci où leur culpabilité ne fait aucun doute.
Un jour je vous écrirai un article vous expliquant pourquoi je DÉTESTE ce mot
Je ne sais pas si vous avez remarqué que depuis le début de l’article, contrairement à d’habitude, je ne fais pas d’écriture inclusive sur les termes qualifiant les violeurs… Sachant que 95% des viols sont commis par des hommes, pour une fois je m’en passerai.
Violences Sexistes et Sexuelles
Et je suis persuadée qu’elles sont vues très à la baisse.