Depuis que j’ai lancé ma newsletter, y a un item pour un article sur Nanette dans ma base de données où je range toutes mes idées d’articles et prépare mes programmes. Ça fait presque neuf mois que je vous écrit au moins une fois par semaine et je n’ai toujours pas écrit cet article. Sûrement parce qu’écrire sur Nanette veut dire articuler plein de facettes qui me composent et que c’est un peu effrayant.
Mais bon, c’est le mois de la Pride et Nanette est un spectacle profondément queer, donc j’ai décidé de cocher la redoutée case dans mon programme et de vous parler de ce spectacle de comédie par Hannah Gadsby, de comment il a très littéralement changé ma vie et de pourquoi je pense que vous devriez absolument le regarder.
(D’ailleurs c’est même mieux si vous le regardez avant de lire cet article, parce que je pense vraiment que la meilleure façon de voir Nanette c’est en en n’attendant rien, exactement comme je l’ai fait.)
I’ve been mastering the art of tension since childhood. I didn’t have to invent the tension. I was the tension.
Nanette est sorti en 2018, et je l’ai vu très vite après sa sortie, avant que tout le monde n’en parle. Je ne suis pas une fan de stand-up, voire j’ai même plutôt tendance à détester ça, et je peux compter sur les doigts d’une main les spectacles de ce genre qui m’ont donné envie de les voir durant la dernière décennie, donc je pourrais presque dire que j’ai vu ce spectacle complètement par hasard.
En fait, j’avais un peu de rangement à faire et je cherchais quelque chose à mettre en fond pour pouvoir écouter d’une oreille. En scrollant sur Netflix j’ai vu le mot “Nanette” et le nom “Hannah Gadsby” et je me souviens que ce qui a fait que j’ai cliqué sur la miniature c’est que je me suis demandé ce qui était le titre et ce qui était le nom de l’artiste. J’ai lu le pitch et me suis dit qu’un stand-up était peut-être pas mal pour mon besoin, après tout je n’aurais pas besoin d’écouter trop assidument et pourrais faire mon ménage tranquillement.
J’ai tenu à peu près dix minutes je pense. Peut-être même moins. Il faut dire que déjà quand j’ai vu Hannah Gadsby sur scène j’ai été intriguée. Une femme grosse et clairement queer sur scène ? MY PEOPLE ?! Ça arrive assez peu souvent pour que ça attire un peu mon attention. Et puis, j’ai trouvé son ton surprenant. Elle m’a fait rire une ou deux fois, mais pas aux éclats, mais son ton et son attitude étaient assez intéressants pour que je regarde de plus en plus l’écran. Très vite, j’ai arrêté mon ménage et ai décidé de regarder attentivement. Très vite, j’ai compris que je ne regardais pas un spectacle de comédie typique et que quelque chose était en train de se passer.
J’ai du mal à expliquer pourquoi chez moi il y a vraiment un avant Nanette et un après Nanette. Ça semble mélodramatique, et ça l’est peut-être, mais je reste persuadée que l’art (quel que soit le média) peut avoir ce genre d’impact. Et bien qu’il y en ait très peu, ça n’est pas la seule œuvre qui m’ait marquée à ce point et qui ait changé à ce point ma façon de voir le monde et de me voir moi-même.
Je pense qu’une des choses qui expliquent pourquoi ce spectacle m’a retournée à ce point est qu’Hannah Gadsby et moi avons énormément de points en commun… Ce qui, contrairement aux hommes cis hétéros blancs valides qui ont l’habitude de se voir partout, est quelque chose de très rare pour moi. Depuis l’enfance, et encore aujourd’hui en 2024 malgré les avancées qu’on a fait sur la diversité dans la fiction et l’art, j’ai dû me forcer à m’identifier à des histoires, des parcours qui étaient forcément éloignés de ce que je vivais. Je ne me vois jamais dans les médias, je n’entends jamais parler de moi nulle part, je vis une vie en marge et suis obligée de toujours négocier avec des histoires qui ne reflètent pas mon vécu. Je suis persuadée que ça a beaucoup aidé à développer mon empathie, ce qui est quelque chose de précieux, mais m’a aussi laissé cette impression d’être toujours différente, une alien en toute situation. Comme si je n’avais pas de groupe, personne qui puisse comprendre ce que je vis.
Hannah Gadsby est différente de moi par bien des points qui semblent primordiaux : elle a une dizaine d’années de plus, elle est australienne, a grandi dans un milieu rural en Tasmanie, est la plus jeune d’une fratrie de cinq (quand je suis l’aînée d’une fratrie de deux), a eu des problèmes toute sa scolarité et a choisi de faire un métier très différent de mes carrières. Mais toutes ces différences paraissent bien superficielles quand on voit tout ce qu’on a en commun : nos axes d’oppression (grosses, LGBTQIA+, neuroatypiques,…), nos traumas, notre intérêt pour l’art et l’histoire de l’art, notre colère.
Quand je regarde Nanette (que j’ai revu plusieurs fois depuis), je peux totalement m’identifier à ce qu’Hannah Gadsby raconte, même si nos expériences n’ont pas été exactement les mêmes. Plus que ça, je suis complètement alignée avec ce qu’elle argumente. Tout ce qu’elle dit, je pourrais le dire. Je le pense, je le pratique…
Enfin, aujourd’hui. Parce qu’à l’époque où je l’ai regardé, par exemple, j’ai été particulièrement marquée par quand elle explique que l’auto-dérision qu’on attend des personnes dont la différence fait tâche est en fait de l’humiliation. Et qu’elle refuse de jouer ce jeu. Qu’elle refuse de s’humilier de la sorte pour être acceptée. Ca m’a foutue en l’air cette séquence. Parce que j’étais la reine de l’auto-dérision. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais je suis quelqu’un de très drôle (d’ailleurs on m’a plusieurs fois demandé pourquoi je ne faisais pas de stand-up, ce qui m’horrifie à chaque fois). J’ai un humour très affuté. Il faut dire que mon humour a souvent été ma seule arme. Et une des façons que j’ai trouvées pour me protéger, c’était de faire de l’auto-dérision.
L’auto-dérision, quand on fait partie d’un groupe marginalisé, c’est une façon de montrer patte blanche. Une façon de dire “oui je vous mets mal à l’aise, mais regardez, vous avez le droit de rire de moi”. L’auto-dérision c’est une façon de relâcher la tension (il y a tout un discours hyper fin sur la tension et sur l’humour dans Nanette). Mais c’est aussi une façon de dire “je ne suis pas de votre groupe mais si je m’humilie assez en vous montrant bien que j’ai conscience d’être en-dessous de vous, alors vous me tolèrerez1”.
Et le pire c’est que j’ai toujours su que c’était ce que je disais quand je faisais des blagues sur le fait que j’étais grosse, ou sur mon strabisme (opéré depuis), ou sur mon asthme… Nanette ne m’a pas fait comprendre que c’était une humiliation auto-infligée pour être tolérée. Nanette m’a fait réaliser que je n’étais pas obligée de jouer ce jeu. Que la tension qui venait du fait que je sois différente et que les gens étaient mal à l’aise avec ça n’était pas ma responsabilité mais la leur.
Nanette m’a aussi fait comprendre que cette façon de me maltraiter pour être acceptée me faisait du mal. J’avais toujours pensé être assez forte pour le supporter, que j’avais assez de recul, que j’étais assez intelligente… Mais en réalité, c’était une vraie souffrance. Et quand j’ai arrêté de jouer ce jeu, quand j’ai décidé que je n’avais plus à négocier mon humanité pour pouvoir prendre de la place, un poids énorme a été levé de mes épaules.
There is nothing stronger than a broken woman who has rebuilt herself.
Nanette parle aussi beaucoup de traumas et de comment on digère ces traumas. De la colère, de la tristesse, de la honte ou même de la haine de soi qui accompagnent certains traumas. Quand je l’ai écouté, j’étais à deux ans de ma tentative de suicide, et ça faisait quelques mois uniquement que je considérais vraiment être “guérie” de ma dépression et de mon PTSD (syndrome de stress post-traumatique). J’étais exactement au bon moment de mon parcours personnel pour pouvoir accueillir ce qu’Hannah Gadsby avait à dire sur le sujet et que ça me permette de comprendre à retardement encore certaines pièces du puzzle qui me manquaient.
Ce qui m’a vraiment retournée c’est de voir cette femme être aussi vulnérable, parler de ses traumas, parler des pires moments de sa vie, parler de ses problèmes de santé mentale.. Et malgré tout montrer à quel point elle était forte. Quand elle dit que personne n’oserait l’attaquer aujourd’hui, je comprends ce qu’elle veut dire. Elle a survécu au pire et a réussi à se reconstruire, il n’y a rien qui pourra la détruire à niveau.
C’est pas une idée d’invincibilité. C’est l’idée qu’une fois qu’on a touché le fond, qu’on y a vécu quelques mois, quelques années, et qu’on a réussi à s’en extirper et à se reconstruire, alors on sera capable de le faire une autre fois. C’est dans ce sens là qu’on est invincible. Parce qu’on arrivera à se reconstruire, quoi qu’il arrive. C’est toujours ce avec quoi je reste en sortant de Nanette. Que les personnes qui ont à se battre chaque jour pour survivre développent une force qui n’est pas imaginable par ceux qui n’en ont pas besoin. Hannah Gadsby le dit d’ailleurs, elle essaie pendant son spectacle de montrer aux hommes cis-hétéros blancs et valides ce que les personnes appartenant à des groupes dominés vivent au quotidien…. Et montre au passage que les dominants ne sont pas du tout équipés.
Et bien sûr ça ne nous sauvera pas pour autant. Avec l’extrême droite au pouvoir2 et avec les temps terribles qui sont à venir pour les personnes en dehors de la norme, ça reste précieux de se rappeler qu’on a nos propres forces, et que peut-être elles nous aideront à survivre à ce système.
Et j’ai déjà dit ce que je pensais de la tolérance.
clairement il faut arrêter de parler de “montée” de l’extrême droite ou ce genre de choses, l’extrême droite est déjà là.
Même pour une hétéro normotypique (enfin, disons, ya pas preuve), Nanette est une performance extraordinaire. Mes copines queer m'en ont fait une telle pub que j'ai fini par trouver ça louche. Mais en réalité, ça vaut tout à fait cette pub. Et je comprends tout à fait que c'est le genre de spectacle qui change une vie.