[20] Dépossédées de l'espace public
Ou je mène une réflexion un peu chaotique autour de comment l'espace public est vécu selon si on est dans un groupe dominant ou un groupe dominé et comment changer ces injustices.
Je suis fascinée par la question des espaces publiques et plus je la creuse, plus je réalise à quel point elle fait partie des moyens de maintenir les dominé·es dominé·es et les dominant·es dominant·es. Le livre Femmes invisibles de Caroline Criado Perez en parle très bien.
J’ai envie de parler de ce sujet dans cette newsletter depuis son lancement, mais c’est un article que je passe mon temps à repousser, parce que j’ai l’impression de ne pas avoir encore assez une connaissance théorique des enjeux sociologiques et ethnographiques pour pouvoir réellement articuler ma pensée. J’ai décidé de poser déjà un premier constat, on verra comment tout ça s’affine au fil de mes études sur le sujet, mais je pense que c’est un thème que je ne peux plus reculer.
When a door isn’t a door…
Il y a quelques mois j’ai partagé une anecdote sur twitter. C’était pas encore tout à fait l’enfer que c’est aujourd’hui mais mon fil de messages a eu plus de traction que je ne pensais et m’a permis de voir très vite une nette tendance se dégager. Bon, d’abord l’anecdote, et ensuite on parle des réactions.
Pour résumer rapidement, je repensais à quelque chose qui m’était arrivé alors que j’étais jeune adulte et que j’allais à un concert. J’allais à un concert avec une amie, dans une petite salle un peu connue de Paris, et j’étais très contente parce que c’était un groupe relativement peu connu en France que j’aurais jamais imaginé pouvoir voir en concert.
Quand on arrive devant la salle de concert, il n’y a pas de file d’attente et deux portes l’une à côté de l’autre pour entrer. Un homme arrive juste avant nous devant la porte. Bon, pas vraiment juste devant nous, quelques mètres devant nous, vous savez ce genre de situations où quelqu’un vous tient la porte mais vous êtes un peu loin et du coup vous devez accélérer le pas et c’est un peu gênant parce que la personne garde la porte pour vous pendant plus longtemps qu’on ne le fait habituellement ? Ce genre de situations.
Je suis asthmatique, donc j’ai tendance à ne pas courir. Ma copine, elle, tape une pointe par volonté d’être très polie et passe donc par la porte que l’homme tient. On a donc un léger décalage entre son passage à elle et mon arrivée. Pour combler, l’homme se met à lui parler… Et se met à lui dire des trucs du genre “ah bah oui il faut vous tenir la porte à vous les femmes, quoi qu’en disent les féministes, vous pourriez pas survivre sans nous”… Tout ça sur un ton jovial, sauf que ça dégénère tellement vite que je vois ma copine blanchir et que ça m’énerve assez pour que je passe par l’autre porte, en l’ouvrant moi-même sans rien dire.
Et là, l’homme explose. Insultes qui se transforment vite en menaces. La salle est petite, l’entrée n’est pas très grande, il nous bloque le chemin en nous beuglant les habituelles insultes sexistes que ce genre de types adore. Heureusement, ça reste une salle de concert et très vite un homme de la sécurité arrive et force l’autre à nous laisser passer. Ma copine et moi on va se planquer dans un coin de la salle (au cas très probable où le type serait quand même autorisé à venir dans la salle) et on passe la soirée à regarder par dessus notre épaule.
Donc ça c’est l’histoire que je raconte, un peu plus brièvemet peut-être, sur twitter. A la fin je conclus en disant que c’est pour moi hyper révélateur de comment l’espace publique ne nous appartient pas, aux femmes, et qu’on doit faire attention à chaque interaction dès qu’on sort de chez nous parce que tout peut dégénérer dans la violence en quelques instant.
Et là, donc, les réponses. Je n’ai pas été surprise, elles se sont très clairement séparées en trois groupes, du moins courant au plus courant :
Des hommes et des femmes qui compatissaient avec mon histoire. Tweets de soutien, commentaires sur l’injustice de ce genre de situations, etc…
Des femmes qui racontaient des anecdotes qui les avait dépossédées de l’espace publique… Souvent d’ailleurs des histoires bien plus violentes, d’agressions physiques, de réelle mise en danger, et qui expliquaient ce qu’elles mettaient en place pour prendre le moins de risque possible dans l’espace publique, ou comment elles n’arrivaient plus à s’y sentir en sécurité.
Des hommes qui m’expliquaient que j’avais été très malpolie et qu’ils comprenaient que l’homme s’énerve. Voire que c’était moi qui l’avait agressé en prenant l’autre porte. Voire que je n’avais absolument pas compris la situation (bien sûr, pauvre sotte que je suis), qu’il blaguait et qu’il était là professionnellement pour ouvrir la porte (ça j’ai pas compris d’où ça sortait mais plusieurs hommes m’ont appris que l’homme était en fait un portier alors que pas du tout mais bon). Et malgré toutes les réponses des femmes, qui allaient dans mon sens et expliquaient ce que j’essayais de raconter à travers cette anecdote, ces hommes voulaient absolument m’expliquer que j’avais tort, voire que j’étais en tort, et que jamais de la vie un homme ne réagirait comme ça sans être provoqué sérieusement. (certains m’accusaient aussi de l’avoir insulté mais de ne pas le raconter pour me faire bien voir… J’aime leur imagination débordante parfois !)
Same planet, different worlds
En tant que personne appartenant à des groupes dominsé, je suis régulièrement ramenée au fait que je vis sur la même planète que les personnes appartenant à aux groupes dominants, mais qu’on ne vit clairement pas dans le même monde.
Il y a une vraie différence d’expérience dans le quotidien selon qu’on fait partie celleux qui ont le pouvoir ou non. Et c’est vrai pour l’axe de domination homme-femme/minorités de genre, mais aussi pour tous les autres axes de dominations. Personnellement, j’ai pu l’expérimenter par exemple sur l’axe valide-handicapé·e, sur l’axe mince-gros·se, sur l’axe hétéro-LGBTQIA+ et sur tous les axes où je fait partie du groupe marginalisé… Mais je l’expérimente aussi évidemment sur les axes où je fais partie des dominant·es comme l’axe blanc·he-racisé·e par exemple, mais cette fois-ci en étant du côté dominant de la barrière, du côté où on a des oeillères et où, si on ne participe pas forcément activement à l’oppression du groupe dominé, très souvent on fait en sorte de ne pas en percevoir la réalité.
Je trouve toujours impressionnant de voir la différence de compréhension d’une anecdote, la différence de ce qu’on voit dans le quotidien, selon si on est dominant·e ou dominé·e.
Etre née blanche dans une société raciste n’était pas un choix, pas plus qu’être né homme dans une société sexiste, et ça n’est pas quelque chose qu’on peut repprocher. Et en tant que personne blanche, j’aurais toujours les privilèges associés à ma blanchité1 et quelque part ce n’est pas quelque chose que je peux changer à mon échelle parce que c’est quelque chose que la société m’impose. Par contre, je peux choisir de combattre ces privilèges autant que je peux, de déconstruire mes biais racistes et d’être la meilleure alliée possible pour les personnes racisées. Ca, pour moi, c’est un choix, et c’est ce qu’on peut critiquer.
Et quelque part, je comprends les réactions de ces hommes à mon histoire. Ca ne veut pas dire que je l’excuse, mais je la comprends, parce que je l’ai vécu aussi. Au début où j’ai voulu me confronter à la réalité de ce que les personnes racisés vivaient, en écoutant leur parole, afin de pouvoir être une alliée, je me suis retrouvée plein de fois à me demander si ce qu’elles racontaient était réel parce que je n’avais pas observé toutes ces choses dans mon quotidien. Parce que ça me semblait énorme, et que je ne voyais pas comment tout ce racisme pouvait exister dans l’espace publique sans que je le perçoive… Et puis, j’ai fait un pas de côté, j’ai vraiment écouté, et pris le temps de vraiment observer… Et j’ai vu. Je me suis rendue compte de ce qui se passait depuis longtemps sous mon nez et que, pour plein de raisons variées, je ne voyais pas.
C’est un processus très étrange. D’un coup, on a l’impression de voir des facettes du mondes qui nous étaient imperceptibles jusqu’à présent… Et ça n’a rien d’agréable. Mais je pense vraiment qu’on ne peut pas choisir, en tant que membre d’un groupe dominant, de continuer à vivre en dehors de la réalité pour notre petit confort personnel.
Reclaiming public spaces
Comment faire en sorte que les espaces publiques n’appartiennent pas uniquement aux groupes dominants ?
On voit beaucoup de conseils sur le sujet qui s’adressent aux dominé·es, aux victimes. Je ne compte plus les articles, vidéos, et autres que je vois passer qui nous expliquent, en gros, comment survivre à la rue en tant que femme. Comment supporter le harcèlement, comment se protéger le plus possible des agressions. Et très souvent avec des conseils complètement perchés, insultants voire qui nous mettent encore plus en danger.
Je vois souvent par exemple revenir le conseil de “faire la folle”. C’est oublier que les personnes handicapées en général et handipsy en particulier sont plus souvent victimes de violences que les personnes valides. Et donc c’est un conseil qui n’est pas du tout pertinent, il est uniquement validiste (on imagine que si on est folle, on attirera moins les agressions masculines, or au contraire, on est vues comme une proie moins capable de se défendre/protéger).
Je vois aussi plein de conseils du genre : ne sort pas seule, fait semblant de téléphoner, porte des chaussres qui te permettent de courir… Des conseils de survie qui, déjà sont loin d’assurer la sécurité, mais surtout mettent encore une fois la responsabilité sur les épaules des victimes. Comme s’il n’y avait que nous dans l’équation. Comme si on était les seules à être capables d’adapter nos comportements.
Alors oui, je comprends la logique. L’idée c’est que les personnes qui agressent n’ont aucune raison de faire le choix de changer leurs comportements. Et c’est là que je réponds : bah justement, il faut leur donner des raisons de faire ce choix.
Donc je pense qu’il faut s’adresser aux membres des groupes dominants, les personnes appartenant à ces groupes qui n’agressent pas… Pour qu’elles forcent les autres membres du groupe à arrêter. Pour qu’elles fassent en sorte que l’espace publique appartienne à tout le monde. Ce sont ces personnes qui peuvent avoir un impact.
En tant que personnes blanche, c’est moi qui aurait le plus d’impact si dans une situation où une personne blanche est raciste j’interviens. Parce que la personne blanche qui agit de façon raciste aura moins de chance d’écouter la parole d’une personne racisée que la parole de quelqu’un qui appartient au même groupe qu’elle.
C’est pareil dans la question du harcèlement de rue que les femmes subissent. En tant que femmes, on intervient régulièrement sur ces situations. En 37 ans de vie, et disons 25 ans à me faire emmerder dans l’espace publique, je n’ai jamais vu un homme intervenir en ma faveur ou en faveur d’une autre femme qui subissait du harcèlement de rue. Par contre, des femmes, j’en ai vu. Et je suis moi-même intervenue. Pourtant, on risque bien plus à intervenir qu’un homme qui interviendrait2.
Et quand je parle d’intervenir, je ne parle pas d’arriver en sauveur en provoquant l’agresseur en duel (ou la version moderne de ce genre d’attitudes). A aucun moment on ne vous demande ça. D’ailleurs, on vous demande plutôt le contraire : de desescalader la situation. Moins il y a de violence, moins on risque de s’en prendre, c’est aussi simple que ça. D’ailleurs très souvent quand nous on intervient, c’est en essayant de desescalader, ou d’ouvrir une porte de sortie, parce qu’on sait que pousser encore plus à la violence ne peut que se retourner contre nous.
J’imagine que les hommes (qui n’agressent pas les femmes) me diront que ça n’est pas leur responsabilité de modérer les hommes (qui agressent les femmes). Je ne suis pas d’accord. Faire société c’est aussi modérer les groupes auxquels on appartient. C’est aussi protéger les personnes oppressées, particulièrement quand on a une position dominante par défaut vis-à-vis d’elles. Personnellement, je considère que c’est ma responsabilité en tant que personne blanche (qui n’agresse pas les personne racisées) de modérer les personnes blanches (qui agressent les personnes racisées). Parce que j’ai les privilèges, quoi que je fasse, qui vont avec mon appartenance au groupe dominant. Et qu’éthiquement, je ne trouve pas normal d’être dominante. Et que je considère que je ne peux pas me dire alliée si je ne fais pas au moins ça. Si vous êtes un homme (qui n’agresse pas les femmes) mais que vous refusez d’avoir un postionnement clair sur ces situations, alors vous ne pouvez simplement pas vous auto-proclamer allié. Vous devenez aussi fautif que les hommes (qui agressent les femmes) de par votre refus d’intervenir.
La blanchité est un concept sociologique que je trouve très pertinent. Si vous voulez en apprendre plus, l’article de wikipédia en fait une introduction qui me semble correcte.
Certains hommes argumentent que eux, s’ils interviennent, se feront frapper. Comme si nous on ne risquait aucune violence à intervenir, comme si les femmes n’étaient pas frappées. Bien sûr qu’on risque d’être frappées aussi. Il faut arrêter avec l’idée que les hommes hésitent à frapper les femmes, toutes les statistiques montrent que c’est une idée malhonnête.