La semaine dernière j’étais à Berlin pour donner deux conférences à deux évènements différents, KanDDDinsky et SymfonyLive Berlin. Mes quelques jours à Berlin ont été… compliqués. Les douze heures de train pour aller jusqu’à la capitale allemande m’ont laissée avec beaucoup de fatigue, de douleurs et de brouillard mental et le jour que j’avais de battement pour me reposer n’a pas été suffisant à calmer la crise. Les plus de 17 heures de transport pour le retour et toutes les galères sur le chemin font que le contre-coup est très dur.
Mais les deux conférences se sont bien passées, ce qui est le principal.
A KanDDDinsky j’ai fait ma conférence sur le manque d’inclusion des personnes handicapées dans la tech. C’est une conférence où je parle beaucoup de mon expérience personnelle avec le handicap, elle est émotionnellement très chargée et je suis toujours particulièrement touchée quand j’ai des retours positifs à la fin.
Au SymfonyLive j’ai fait ma conférence sur l’importance de la connaissance des sciences sociales pour notre industrie. Cette conférence est sûrement ma plus militante à date, celle où je prends le moins de pincettes et je suis un peu triste qu’elle ne soit pas plus souvent sélectionnée. Mais j’ai eu de très bonnes discussions avec des personnes du public après la conférence et j’ai vraiment eu l’impression d’avoir un impact.
Bon, j’ai aussi eu mon premier feedback négatif suite à cette conférence, et ça m’a un peu secouée… J’avais envie de partager avec vous ce qui s’est passé, comment j’ai réagi à chaud et comment finalement ça va changer mes pratiques pour la suite.
La bonne élève se prend une salle note
A l’école, j’étais une bonne élève. Mes parents valorisaient beaucoup cette qualité que j’avais et ça a clairement toujours fait partie des choses qui nourrissaient mon égo de façon positive. Dans ma vie j’ai beaucoup échoué, comme la plupart des gens, mais j’ai rarement fait du mauvais travail. Quand je m’engage pour quelque chose, je le fais bien, je le fais même en général mieux que ce à quoi les gens s’attendent et j’ai rarement eu de mauvais commentaires/retours sur un travail effectué. Avec mes proches ont rigole souvent de mon syndrôme première de classe, parce qu’à 36 ans je continue à trouver beaucoup de plaisir quand on me félicite pour un travail bien fait.
Pour mes conférences, c’est pareil. Je travaille dur pour donner des conférences de qualité, j’y passe énormément de temps et j’y mets beaucoup d’énergie… Et jusqu’à la semaine dernière, je n’avais jamais eu de mauvais retour après une de mes conférences. Pourtant je fais des conférences non-techniques, souvent militantes, qui sont un genre de conférences qui sont parfois mal reçues dans les évènements de la Tech. Mais au-delà de quelques trolls sur les vidéos une fois en ligne, je n’ai jamais eu quelqu’un qui ait vu ma conférence et qui me fasse une critique négative…
Il fallait bien que ça arrive un jour, c’est arrivé au SymfonyLive. Donc après ma conférence sur pourquoi on ne peut pas continuer à ignorer les sciences sociales et les enjeux sociaux en tant qu’industrie de la tech. Après deux trois personnes qui sont venues me dire qu’elles avaient adoré ma conférence, est arrivé un homme d’à peu près mon âge qui est venu me demander si je voulais bien prendre des feedbacks pour améliorer ma conférence. Il m’a d’abord dit qu’il était très heureux de voir une conférence sur ce genre de thèmes dans cet évènement, qu’il aimerait qu’il y en ait plus et que le travail que je faisais était vital pour notre industrie puis, a demandé s’il pouvait m’aider m’améliorer…
Cet homme était malentendant. Il était appareillé et s’est défini comme “hearing impaired” (malentendant). Il m’a expliqué qu’il était super content d’avoir vu ma conférence encore une fois mais qu’il avait trouvé triste de voir une conférence sur l’inclusion qui ne l’incluait pas. Pour lui ma conférence avait deux problèmes :
Mes slides n’avaient pas de contenu, donc elles ne pouvaient pas l’aider à suivre la conférence quand il perdait le fil.
Mon anglais était trop “cassé” pour qu’il suive ce que je disais.
Il me conseillait donc de faire des slides qui suivent le contenu de ma conférence et de vraiment apprendre mon texte par coeur et bien m’entraîner pour ne plus avoir à chercher mes mots. Parce que c’était ça qui l’avait perdu le plus, pas mon accent (qui est horrible je vous le dis sincèrement) mais le fait que je cherche beaucoup mes mots pendant la conférence.
Raison et/ou sentiments
La première réaction que j’ai eue, malgré mon syndrôme de la bonne élève, n’a pas été de me dire “oh mon dieu j’ai une mauvaise note” mais d’être complètement démunie face au fait que je n’avais jamais pensé que ma façon de faire mes conférences pouvaient être excluantes pour les personnes sourdes ou malentendantes.
Je ne mets quasiment jamais de contenu dans mes slides. La vérité c’est que j’écris toujours mes conférences comme des plaidoyers et donc c’est toute une argumentation qui est écrite de façon organique. L’idée c’est de guider petit à petit le public vers ma conclusion, vers ce que je veux communiquer. Des slides avec du contenu seraient trop distrayantes, risqueraient de pousser le public à ne plus m’écouter. Du coup, ma présentation visuelle n’est rien qu’un appui qui me donne le rythme (et une occasion de montrer une photo de mes chiennes 👀) mais jamais quelque chose qui doit donner envie au public de lire. Et jusqu’à vendredi dernier, je trouvais que c’était LA façon parfaite d’organiser mes conférences.
Je n’ai jamais réalisé que ça voulait dire que les personnes qui ne pouvaient pas entendre tout ce que je disais auraient une perte de contexte. Et bien sûr, les lieux où j’ai fait des conférences où il y avait des personnes sourdes ou malentendantes en nombre avaient tous le sous-titrage en live et souvent même la traduction en Langue des Signes. Donc ce problème ne m’avait jamais été remonté.
Je me suis évidemment excusée auprès de la personne et l’ai remerciée de m’avoir fait remonter le problème. Je lui ai promis que je ferai des changements à ce sujet pour que ça ne soit plus excluant.
Par contre sur le deuxième point, je me suis aussi excusée et ai expliqué que je connaissais bien mon texte par coeur, mais que j’étais moi aussi handicapée et que j’avais depuis plusieurs jours une grosse crise de ma maladie qui faisait que je cherchais mes mots. Avec le covid long j’ai du brouillard mental qui peut être très fort et donc m’empêcher de trouver mes mots même en Français, même dans une intervention que j’ai déjà faite quinze fois. Quand ça arrive sur une conférence en anglais, forcément ça rend mon anglais un peu décousu. J’ai fini l’explication en disant quelque chose du genre “là malheureusement c’est un cas de deux handicaps qui entrent en conflit”.
Et là… J’ai bien vu que je l’avais perdu. Il m’a regardée avec un air super sceptique et m’a redit qu’il suffisait que je m’entraîne plus pour avoir un meilleur anglais et mieux connaître mon texte. Et quand je lui ai répondu que ça me faisait ça même dans ma langue natale, il a recommencé la même explication. Globalement, il n’avait pas l’air de croire que mon handicap était la raison de ce problème, ou en tout cas de pas me croire quand je lui expliquais que je n’avais jamais trouvé de solution à ce problème depuis que j’avais mon covid long.
No sleep tonight
D’abord, une fois l’échange fini, j’ai surtout ressenti beaucoup de culpabilité. J’arrivais pas à comprendre comment, alors que je me décris comme une “inclusion and diversity advocate”, alors que je fais littéralement des conférences sur comment inclure les personnes handicapées dans notre industrie et que j’ai des copines sourdes, je pouvais être passée à côté du problème des slides. Vraiment ça m’a mise complètement à plat et je me suis dit que j’étais une mauvaise alliée. J’ai pas pu m’empêcher de me dire qu’il y avait peut-être des personnes sourdes à d’autres de mes conférences qui n’ont pas osé venir me le dire et que du coup j’avais été hyper validiste sans m’en rendre compte.
J’y ai pensé tout le reste de la journée parce que j’étais très embêtée. Je reste persuadée que des slides avec du contenu casseraient l’effet plaidoyer de mes conférences, casseraient le rythme et perdrait le public. Mais clairement, après un retour comme ça je ne pouvais pas laisser le manque de contexte pour les personnes sourdes et malentendantes.
La réflexion sur l’anglais/le fait que je cherche les mots m’a d’abord faite un peu culpabiliser. J’étais en mode “pour qui je me prends à faire des conférences en anglais alors que mon accent est pas terrible et que je cherche mes mots ?” pendant une grosse partie de la journée. Et puis à un moment je me suis mise en colère. J’ai réalisé qu’il avait complètement refusé de comprendre mon handicap et qu’il avait été très validiste envers moi. Et puis, la seule solution à ce problème c’était que j’arrête de faire des conférences en anglais en fait, ce qui me semblait être de la discrimination : comme mon handicap m’empêche de le faire parfaitement, il faudrait que j’arrête ? Vraiment j’étais perdue.
Ça m’en a empêchée de dormir une partie de la nuit (bon j’étais déjà très stressée par le long trajet du retour le lendemain). A un moment je me suis dit que c’était très injuste cette réflexion sur mon anglais. S’il y avait eu du sous-titrage live comme le font les conventions par souci d’accessibilité, il aurait pu suivre sans problème. Quelque part, cette deuxième réflexion me semblait plus être de la responsabilité de l’évènement, qui aurait dû penser au fait que les personnes sourdes auraient du mal à suivre, qu’à moi qui peut pas mettre mon covid long sur pause pour ne plus avoir à chercher mes mots.
Bon. Et on fait quoi de tout ça ?
La plupart des évènements ne sont pas accessibles. Je pourrais choisir de n’intervenir que dans les évènements accessibles… Mais comme la plupart des évènements ont déjà pas des sièges où je peux m’asseoir, je risque de plus pouvoir faire beaucoup de conférences. Donc à moi de trouver une solution. C’est pas forcément juste, oui ça devrait être de la responsabilité de l’évènement, mais je peux pas dire que je suis pro-inclusion et alliée des personnes avec handicap différents des miens si j’ignore le fait que, dans certains contextes, mes conférentes sont exluantes d’une partie du public.
J’ai mis un peu de temps à trouver la solution parce que vraiment les slides avec du contenu je pense que ça ne va pas avec la façon dont j’écris mes conférences. Alors j’ai décidé que j’allais écrire des transcripts de mes conférences et les mettre à disposition au début de la session pour les personnes qui pourraient avoir besoin d’un contexte écrit pour mieux suivre. Ça me semble une bonne solution qui devrait régler une grosse partie des problèmes qui m’ont été rapportés.
Ça va me prendre encore plus de temps de préparer mes conférences mais je pense que ça vaut vraiment le coup d’avoir une petite apparté accessibilité au début de chacune de mes interventions avec l’accès au transcript et l’invitation à me faire des retours si je peux améliorer l’accessibilité de mes conférences.
C’est important pour moi d’essayer d’être la plus constructive possible. Cette fois-ci ça n’a pas été simple parce que mes biais et ceux de la personne en face se sont téléscopés et on aurait pu être dans une situation où j’aurais pu décider que la personne ne “méritait” pas que je fasse des efforts vu qu’elle ne semblait pas capable d’empathie à mon égard. Mais la réalité c’est que, si on enlève le validisme qui se trouvait dans une partie de son feedback, le fond était tout à fait légitime. En l’état mes conférences n’étaient pas accessibles, elles discriminaient une partie du public, mes propres biais validistes faisaient que je ne m’en était pas rendue compte et il était temps que ça change.
Bien que ça n’ait pas été très agréable au début, je suis hyper contente d’avoir eu cet échange. Il m’a permis d’améliorer mes pratiques et a été une très bonne piqûre de rappel de quelque chose que pourtant je répète moi-même souvent : déconstruire ses biais est un travail constant, être inclusive ou inclusif c’est un cheminement long et plein d’obstacles, ça n’a rien de simple ni d’évident. Mais si on communique nos besoins, petit à petit, on peut construire quelque chose.