[57] Vivre avec un Trouble du Comportement Alimentaire
Quand la nourriture devient une torture.
Il y a quelques temps je vous ai parlé de mon expérience en tant que personne vivant avec un TAG (Trouble Anxieux Généralisé). J’avais beaucoup hésité à faire cet article, ça me demandait une vulnérabilité que je ne suis pas toujours sûre d’assumer et j’avais peur que vous trouviez que c’était un article un peu trop “journal intime”. C’est un des articles pour lesquels j’ai eu le plus de retours, tous positifs. Beaucoup de gens m’ont remercié de partager mon expérience, de la visibiliser, parce qu’iels vivent, comme moi, dans l’ombre avec ce trouble. D’autres personnes non-concernées m’ont remerciée de leur permettre de mieux comprendre. Alors après quelques retours de ce genre, j’ai prévu un article sur les Troubles du Comportement Alimentaire… Et laissé passer pas mal de temps. Presque six mois en fait…
Just My Imagination
On a beaucoup avancé ces dernières années sur le fait de déconstruire les stigmates autour de la santé mentale. Alors, on est loin de la perfection, mais il y a quelques sujets dont on peut parler plus facilement comme l’anxiété, la dépression… Tout ça quand ça reste dans un cadre tolérable bien sûr. Si mon TAG m’empêchait de sortir de chez moi, comme ça peut être le cas pour certaines personnes, je ne suis pas sûre que l’article aurait été aussi bien reçu. J’aurais sûrement perdu quelques plumes à en parler publiquement. D’ailleurs il y a des choses que j’ai gardées pour moi, parce que je considère que j’ai le droit à ma vie privée, et parce que je sais que certaines choses ne peuvent pas être partagées à tout le monde.
Sur la question des TCA (Trouble du Comportement Alimentaire) on a pas mal avancé aussi. On a beaucoup parlé de l’anorexie, et il fallait, parce qu’on y a sacrifié une génération complète. A mon adolescence, au début des années 2000, l’anorexie était à deux doigts d’être une pratique valorisée… Bon en fait, c’était une pratique valorisée, tant qu’on n’en parlait pas. Rappelons qu’à l’époque Kate Winslet était jugée comme étant grosse dans Titanic, par exemple. On faisait des articles rigolos où on racontait comment toutes les actrices d’Ally McBeal étaient anorexiques et faisaient un concours à qui serait la plus mince… Bref, c’était l’enfer.
Heureusement, on n’en est plus vraiment là. Plus tout à fait. Mais les injonctions sur les corps sont toujours là. Et les TCA sont toujours rampants. Et les stigmates sont là, particulièrement si on sort du cadre de ce qu’on considère comme acceptable (adolescentes et jeunes femmes jolies qui sont anorexiques). Une femme grosse anorexique par exemple n’aura aucune empathie, elle sera moquée et on la poussera à se restreindre encore plus. Une femme grosse qui, comme moi, est hyperphage, dégoûtera et n’attirera aucune sympathie. Ça fait plus de vingt-cinq ans que j’ai un TCA, j’espère avoir les épaules assez solides pour en parler publiquement.
Reasons I Drink
En 25 ans, mon TCA n’a pas particulièrement évolué. Par contre, il a changé de nom. Gamine, on me disait que j’étais “boulimique non-vomitive”, aujourd’hui on me dit que je suis hyperphage. Le comportement reste le même : quand je suis mal psychologiquement, je mange. Pas qu’un peu. Je me remplis de nourriture autant que possible. Et de nourritures bien sucrées, bien grasses.
Je ne dis pas tout à fait la vérité. Mon TCA a évolué. Des années de thérapie et un mieux être général fait que j’ai beaucoup moins de crises, et qu’elles sont moins violentes. A l’adolescence, j’étais dans la perte de contrôle totale. Il m’est arrivé de manger de la viande crue, pas celle qu’on peut manger crue normalement. J’ai volé de la nourriture. Je souffrais physiquement si je ne pouvais pas manger un truc qui était le focus de ma crise. J’avais pensé à des chips ? Il n’y en avait pas ? Je pouvais engouffrer tout ce qu’il y avait dans le garde-manger et continuer à me sentir vide.
Mes crises de ce que j’appelais alors boulimie étaient un vrai trou noir. Je n’existais plus que par le besoin de manger. C’était une sorte de besoin atavique, il n’y avait plus de raisonnement. C’était manger ou mourir. Alors je mangeais. En quantités astronomiques. Et comme j’ai un bon estomac, je n’étais jamais malade, à la fois une bénédiction (je n’ai jamais glissé du côté anorexique tellement destructeur) et une malédiction (j’ai pris beaucoup de poids à l’adolescence, ce qui bien sûr m’a rendue très malheureuse… et poussée à avoir d’autres crises).
Le PTSD (syndrome de stress post traumatique), la dépression, le TAG… Je n’avais aucune façon d’apaiser toutes ces souffrances, à part me gaver de nourriture jusqu’à atteindre le moment d’apaisement… Qui ne durait pas longtemps puisqu’il était toujours rapidement suivi de culpabilisation, de dégoût de moi-même et donc rajoutait une couche à tout le reste.
Je parle souvent (à mes proches) de comment j’ai travaillé consciemment et de façon assidue sur le fait d’apprendre à m’aimer en tant que femme grosse. La réalité c’est que j’ai dû d’abord apprendre d’arrêter de me haïr. Et que ça a demandé beaucoup d’efforts dans une société où au lieu de chercher les causes de mon TCA, tout le monde me répétait que c’était un manque de contrôle, un manque d’effort de ma part et que j’avais juste à tricoter ou lire un bouquin quand une crise arrivait pour me calmer.
Les adultes, pros de santé, proches, agissaient comme si mon TCA était juste une question de grignotage. Comme si je m’ennuyais et donc me mettais à défoncer tout ce qui était mangeable dans mon garde-manger. Comme si ça n’était pas un souffrance extrême. Comme si j’avais pas l’impression de mourir à chaque crise. Comme si je ne vivais pas dans l’angoisse permanente, dans le dégoût de moi-même et que je n’aurais pas tout fait pour reprendre le contrôle si j’avais pu.
Je crois que le jugement des gens extérieurs était une des choses les plus violentes que j’ai vécues dans ma vie. Imaginez être dans la pire détresse possible et qu’on vous le reproche et qu’on agisse comme si vous faisiez du cinéma, qu’on vous punisse, qu’on vous moque, qu’on minimise votre souffrance… Encore aujourd’hui, je parle peu de mon TCA à cause de ça. Je parle du fait d’être grosse, je parle de ma santé mentale, je parle pas de mon hyperphagie. Parce que je ne crois pas à l’empathie d’autrui sur ce sujet. Parce que je ne crois toujours la mériter, aussi, malgré des années de thérapie et de déconstruction.
Et si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez me donner un pourboire !
Perfect Girl
Aujourd’hui, après une période terrible dont je vous parlerai peut-être plus en détail un jour, et des années d’un travail titanesque sur moi-même, mon TCA s’est un peu apaisé. Non mon rapport à la nourriture ne sera jamais simple, oui j’aurai toujours des moments où je dois absolument acheter en urgence des chips et des gâteaux et les manger le plus vite possible pour me remplir… Mais c’est beaucoup plus rare qu’avant, moins violent, et je ne le vis plus du tout pareil.
Aujourd’hui, il m’arrive même de choisir de faire une crise d’hyperphagie, contrôlée, pour faire une soupape, pour éviter de me pousser à bout. C’est une de mes stratégies. Il m’arrive encore d’être surprise, mais c’est rare. Et les quantités n’ont rien à voir. D’ailleurs mon estomac est moins entraîné, je le sens quand je fais de gros repas pour des occasions et que je ne peux plus manger autant. Je n’ai pas fait exprès, mais à force d’avoir des crises plus réduites, j’ai moins d’entraînement, et donc elles s’arrêtent plus vite. Un cercle vertueux, pour une fois.
Et je refuse de me culpabiliser après une crise. Je refuse d’être dégoûtée de moi-même. De m’en vouloir. Je sais pourquoi j’ai ce TCA. Je sais à quoi il me sert. Je sais qu’il m’a sauvée la vie. Et qu’aujourd’hui il reste une des conséquences que j’ai d’un passé traumatique, mais que j’ai la chance de le vivre, parce que j’aurais pu ne pas survivre à tout ça.
Je connais mes déclencheurs. Et des fois, je sais les combattre. Par exemple, je vois une pub pour de la pizza. Alors je vais sur une appli pour en commander une, je passe du temps à préparer ma commande… Arrivée au bout, très souvent, j’arrive à retrouver juste assez de contrôle pour ne pas la commander, la crise est évitée.
Le plus dur c’est quand je suis très fatiguée, et avec le covid long j’ai eu beaucoup de crises les premiers mois. Et puis, j’ai appris à me préparer des plats bien nourrissants, à toujours avoir des doses prêtes à être réchauffées, et ça m’aide à éviter.
Il y a toujours des choses que les gens autour de moi, et les pros de santé, ne comprennent pas. Comme quand je dis que j’ai tout le temps faim. On me répond souvent “non, tu as envie de manger” (accompagné quasi systématiquement d’un petit air supérieur un peu énervant). Bah non. En fait, j’ai faim. Parce qu’à force d’avoir des TCA, on dérègle complètement nos récepteurs de satiété. Et ça ne se rééduque pas. Certaines personnes qui ont eu de l’anorexie et qui s’en sont sorties n’ont jamais faim. Moi j’ai tout le temps faim. Je finis un repas, j’ai faim. Même quand je suis remplie au point d’avoir envie de vomir, j’ai faim.
Alors j’essaie de suivre une routine. Je grignote pas mal, mais j’essaie de le faire de façon sensée. J’ai découvert qu’une soupe au petit déjeuner m’aidait à ne pas céder au grignotage toute la matinée, alors c’est devenu ma routine. Quand j’ai de l’argent, j’ai toujours des trucs pour grignoter qui ne vont pas déclencher des crises d’hyperphagie (à force d’expérience, je sais ce qui marche pour moi et ne marche pas). Bref, je sais gérer.
Manger dans un cadre social est toujours compliqué. Mais je me force à le faire, parce qu’il est hors de question que je me désocialise à cause de mon TCA. Alors je suis parfois la grosse qui mange BEAUCOUP. Et je vois bien les regards des gens. Mais je me force à en avoir rien à faire. Je me blinde. Parce que ça ne regarde personne. Parce que ça n’est pas ma responsabilité de forcer les gens à déconstruire leurs biais grossophobes1 ou psychophobes.
Je ne suis plus contrôlée au quotidien par mes angoisses, et donc je ne déclenche plus des crises d’hyperphagie aussi souvent. Tout ça a demandé énormément de travail et, aussi, un travail de deuil. Parce qu’à un moment j’ai dû admettre que le TCA ferait toujours partie de moi. Que je n’arriverai jamais à vraiment soigner mon rapport avec la nourriture, que ce serait toujours ma béquille et parfois ma torture. Mais on a toustes nos béquilles, on a toustes nos tortures. Le principal c’est d’apprendre à naviguer avec, à ne plus se laisser contrôler quand on ne le veut pas. Trouver son équilibre. Je tâtonne encore parfois, mais je m’en approche chaque jour, et quand je compare avec mon passé, je me dis que j’ai fait un chemin incroyable et je suis fière de moi. Personne n’est parfait·e, il s’agit d’apprendre à être parfaitement soi-même.
Les gros·ses en public devraient seulement picorer, comme si on devait expier notre monstruosité en nous affamant en public. Jamais de la vie.