[54] Les insultes oppressives
Et si on arrêtait un peu de se comporter comme les fachos dès qu'on est énervé·es ?
Récemment je discutais sur bluesky avec quelqu’un de la façon dont on a de se moquer des gens au pouvoir. C’est un discussion que j’ai déjà eue plusieurs fois et en général je suis d’un côté un peu solitaire du débat, à dire que je ne trouve pas éthique d’utiliser des moqueries oppressives contre une personne au pouvoir. Par exemple, je déteste toutes les moqueries grossophobes autour de Trump, pour moi ça n’attaque pas l’homme de pouvoir mais l’homme gros et donc ça ne tape pas vers le haut mais vers le bas.
Quand je vous ai parlé de Nanette, j’ai effleuré cette idée que l’humour n’était pas politiquement neutre et que je n’appréciais pas l’humour oppressif. De tous les sujets militants, c’est souvent un sujet sur lequel je m’accroche le plus souvent aux personnes de mon propre camp. C’est assez révélateur aussi des oppressions qui sont considérées comme acceptables par la gauche et celles qu’on évite, parce que quand je leur dis qu’il ne me viendrait pas à l’idée de faire une blague raciste sur Obama pour le critiquer, d’un coup tout le monde est d’accord… Par contre dire que Larcher est un gros porc dégueulasse et que son corps dégoûte, là c’est okay parce que c’est un bourgeois1.
Et entre l’humour moqueur et les insultes il n’y a qu’un pas… qui en fait ne fait pas beaucoup de différence. A chaque fois que l’affaire Depardieu revient sur le devant de la scène, je serre les dents parce que je sais qu’au lieu de l’appeler “sale violeur”, les gens vont passer leur temps à insulter son physique d’homme gros. Et à chaque fois je me dis qu’on a un vrai problème avec comment on utilise les insultes, que ça peut paraître trivial, mais qu’en fait c’est très représentatif de pleins de problèmes de notre société.
Murder On The Dancefloor
Comme je le disais, même lorsque l’argument est “on attaque quelqu’un au pouvoir donc on a tous les droits”, il y a finalement encore des limites. L’argument n’est donc pas tout à fait honnête. Il ne viendrait pas à l’idée de quelqu’un de gauche de défendre des insultes racistes. Par contre, des insultes sexistes sur une femme qui n’est pas de notre camp, pas de souci. Les insultes grossophobes, psychophobes, validistes passent parfaitement. Les insultes LGBTQIA+phobes moins, à moins qu’elles soient considérées comme ayant perdu leur sens premier. Dernièrement j’ai vu quelqu’un argumenter que quand il traitait un politique d’enculé, il ne moquait pas les orientations sexuelles mais les pratiques (ce qui du coup reste homophobe, on est bien d’accord, mais visiblement avait un sens différent pour la personne).
A droite, c’est un peu moins clair. Si la plupart de la droite républicaine a appris à éviter de sortir des insultes ouvertement racistes par exemple, on a régulièrement le droit à des dérapages ou à des utilisations de formulations qui sont clairement des dogwhistles2.
Une des réponses qu’on a quand quelqu’un (quel que soit son bord) “dérape” en lançant une insulte ouvertement oppressive, c’est que la personne était énervée, en colère, dans une émotion forte. Cette émotion justifierait n’importe quel comportement, sur le coup de la colère qui n’a pas dit des choses qu’iel a regrettées ensuite après tout ? “Oui j’ai dit le n* word mais j’étais en détresse” est un argument qu’on a malheureusement croisé plus d’une fois.
De la même façon, votre copaine gauchiste qui sort des “pédé/enculé” à tout va dès qu’iel est énervé·e semble ne pas émouvoir grand monde. La même personne pourra ensuite sortir de grands discours de combat contre l’homophobie sans y voir aucune dissonance cognitive. De la même façon, même les féministes ont tendance à utiliser des insultes très sexistes comme “salope”, “pute”, “fils de pute”… Comme si les insultes étaient neutres et n’avaient pas de poids politique.
Et si la parole des végans qui combattent les insultes comme “porc” parce que spécistes honnêtement me passe un peu au-dessus de la tête3, je suis particulièrement attristée du refus de la plupart des gens de questionner leur validisme quand il s’agit des injures, jurons et moqueries. Il y a un vrai problème avec le fait d’utiliser le champ lexical des troubles psy par exemple comme insultes ou comme adjectifs négatifs. Et je ne comprends pas comment certains termes peuvent revenir même chez les gauchistes, comme “gogole/mongole” que j’arrête pas de croiser (dont dans des chansons d’un des “rappeurs” les plus appréciés de la gauche4) et qui pourtant me semble évidemment problématique.
Il y a quelques temps je m’étais engueulée avec un de mes proches parce qu’il ne comprenait pourquoi je lui disait que la campagne d’affiches contre les violences dans les hôpitaux était validiste. La campagne disait « Il faut être malade pour s’en prendre à un professionnel de santé ». Et bien sûr que l’idée était qu’il fallait être “malade dans sa tête”, donc folle ou fou, pour être violent·e. Quand on sait à quel point les personnes à troubles psy subissent des violences médicales, je trouve déjà cette campagne déplacée factuellement, mais en plus elle entretient encore l’idée que les folles et fous sont violent·es et les personnes “saines” non, alors qu’on sait que c’est faux.
Et si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez me donner un pourboire !
Cut Straight To The Heart
Bon. Okay, en attendant je suis la première à utiliser “ouf” à toutes les sauces (en digne gamine des 90’s). Bon je ne l’utilise ni comme insulte ni comme qualificatif pour une personne. Je vais dire par exemple “ce coup d’État que Macron fait est ouf” et pas “Macron est ouf”. Je ne sais pas si c’est un consensus mais j’aurais tendance à penser que, du coup, ça n’est pas validiste.
D’ailleurs j’ai tendance à insulter assez peu les gens. Autant je jure (et mes jurons ne sont pas toujours safe), autant j’insulte assez peu les gens, que ce soit en direct (ça ne m’arrive jamais, je suis incapable de trouver une anecdote où j’ai insulté quelqu’un en direct) ou que ce soit en racontant une histoire (ça m’arrive parfois, genre qualifier le mec qui a failli renverser Trufa avec sa trottinette électrice ce matin pendant la promenade de connard quand je raconte l’histoire est plutôt naturel je dois l’admettre). Mais d’une manière générale j’insulte peu. Je suis loin d’avoir un langage châtié mais je n’ai jamais trouvé beaucoup d’intérêt à insulter les gens et il y a des mots que j’ai complètement banni de mon vocabulaire depuis des années, voire qui n’y ont jamais figuré (enculé·e, pute, par exemple sont des insultes que je n’ai jamais prononcées).
Pour autant, j’admets que c’est compliqué d’utiliser des insultes qui ne soient pas oppressives, la plupart des insultes ont des origines dans nos axes d’oppressions. Par exemple, j’ai beaucoup utilisé “con·ne” parce que ça ne me semble pas une insulte très méchante ou déshumanisante… Sauf que l’origine de cette insulte est hyper sexiste puisque c’est le mot (grossier) utilisé pour le vagin.
Mais c’est vrai que quand je dis que “telle personne est conne”, aujourd’hui le sens sexiste a plus ou moins complètement disparu. Le langage évolue, et je ne suis pas sûre que ce soit très pertinent de s’appuyer sur un sens depuis longtemps oublié pour jauger de la qualité oppressive d’une insulte. Est-ce que “con” entretient le sexisme ? Je dirais que non. Et donc pour moi c’est pas forcément une insulte à virer de mon vocabulaire. Par contre “fils de pute” est clairement sexiste et putophobe et n’a rien à faire dans la bouche de quelqu’un qui ne veut pas entretenir ces deux axes d’oppression.
Reste que même en décidant qu’on ne vire que les insultes et jurons qui véhiculent encore aujourd’hui des idées réactionnaires ou entretiennent les systèmes d’oppression, on se sépare d’une grande partie de notre vocabulaire en la matière. Et en français, on aime avoir plein d’insultes5 donc il va falloir en recréer…
Et pour ça, pas de souci. Après tout “sac à merde” n’a rien d’oppressif par exemple. J’ai aussi croisé pas mal de gens qui utilisent “balais à chiottes” par exemple, que je trouve très parlant. Ah et “fils de rien” est bien plus insultant pour moi que fils de pute. Bref, il y a moyen de changer nos pratiques, mêmes si ça demande bien sûr du travail. Changer ses réflexes en terme de langage un travail sur le moyen terme, parce que ça demande du temps de changer nos habitudes, quelles qu’elles soient. En attendant, si quand vous êtes énervé·e votre premier réflexe c’est de sortir des injures ouvertement oppressives, peut-être qu’il y a un souci qui va plus loin que le langage et que certains de vos biais sont encore à travailler et c’est alors un autre problème.
C’est un argument qu’on m’a littéralement sorti il y a quelques mois. Et quand j’ai fait le parallèle avec les insultes racistes, on m’a dit que c’était pas pareil parce que, clairement Larcher était gros parce qu’il était bourgeois. Le fait qu’on me dise ça à moi la grosse pauvre ne semblait pas être vu comme une dissonance cognitive…
les dogwhistles (sifflets à chiens) sont tous ces sujets qui sont utilisés pour amener des idées d’extrême droite sans en avoir l’air, en français il semblerait qu’on dise “appel du pied” mais je trouve pas ça parlant. Un exemple : quand Darmanin dit sur un plateau à une journaliste “Calmez-vous, ça va bien se passer.” sans aucune raison, c’est un dogwhistle pour les mascus. Et y a pas que la droite qui joue à ce jeu, Fabien Roussel est connu pour ses dogwhistles répétés.
En vrai j’ai pas de problème avec l’idée qu’utiliser des noms d’animaux comme insultes est problématique parce qu’entretient l’idée que les animaux sont en dessous de nous, mais j’avoue que c’est pas ma priorité. Pour moi y a une différence notable d’urgence qui est que les animaux ne peuvent pas être blessés en nous entendant les utiliser comme insulte. Par contre mes copaines autistes en peuvent plus de voir le terme autiste utilisé comme insulte/moquerie.
Non je ne le nommerai pas, je le déteste et tout le monde l’adore et je passe mon temps à me faire attraper la veste dès que je dénonce ses paroles donc j’en ai marre
Et pas qu’en France. Il y a un stéréotype que les anglophones auraient moins de jurons, j’aurais tendance à dire que c’est faux, iels ont aussi beaucoup d’insultes différentes et peuvent être très inventif·ves dans leurs façons de mélanger leurs insultes ou créer de nouveaux mots.
Depuis que je fais plus attention à mes privilèges, j'essaie d'être moins oppressif quand j'insulte. C'est pas simple mais ça va, comme tu dis la partie difficile est de faire comprendre la démarche autour de soi 😅
J'ai pas mal entendu "fils de puterie", et effectivement c'est putophobe.
J'ai tendence à utiliser "trouduc" quand je ne suis pas inspiré, mais "raclure", "peigne cul" et "mouche à merde" fonctionnent bien aussi
Voilà. Idem quand on moquait Sarkozy sur sa taille. Ça rappelle aussi par la bande que avoir du pouvoir, c’est être grand sinon ce n’est pas plausible. Et en moyenne, la stature des femmes…